Mediacités et France 3 Nord-Pas-De-Calais, en association avec Mediapart et l’EIC, réseau de quinze médias européens d’investigation, révèlent ce mardi de nouveaux documents issus de la saison 2 des Football Leaks, fuite de données transmises à l’hebdomadaire Der Spiegel. Après le LOSC lundi, ils se sont penchés sur la reprise du RC Lens par la holding Solferino et l’Atlético de Madrid (L’Équipe du 22 janvier 2016) qui sortira définitivement du capital, mais pas avant le 23 mai.
Après avoir envisagé plusieurs montages avec le Baghlan Group d’Hafiz Mammadov (*), l’Atlético de Madrid s’était associé à Joseph Oughourlian et Gilles Fretigné, du fonds spéculatif Amber Capital, associés au sein de la société luxembourgeoise Solférino, à Ignacio Aguillo, conseiller exécutif de l’Atlético en charge du développement international, pilote du projet. Le 12 juillet, le club espagnol prend 34,6 % du club artésien et Solferino, détenu par Oughourlian conserve 65,3 %. Gervais Martel, président historique, conserve 0,1 % des actions. Il reste Président-Directeur-Général avec des prérogatives nettement restreintes par rapport à l’ère Mammadov et a obtenu l’attribution d’un futur lot d’actions préférentielles gratuites.
Les nouveaux actionnaires apportent respectivement en capital 4,99 M€ et l’Atlético 3 M€. Lens est exsangue financièrement. Le club a besoin de 12,5 M€ d’euros jusqu’au 30 juin 2017. Pour ses fonctions de Directeur Général, Ignacio Aguillo perçoit 100 000 € annuels tant que le club restera en L2. Nos confrères ont découvert que mi-août 2016, Aguillo avait déjà engagé des négociations avec des investisseurs chinois, Dewin Sports, société d’investissement spécialisée dans le sport et le tourisme, soutenue financièrement par le fonds sino-américain IDG Capital, qui venait d’acquérir, le 12 août, 20 % de l’Olympique Lyonnais. Via l’émission d’« actions préférentielles convertibles et rachetables », Dewin Sports serait entré au capital artésien à hauteur de 15,79 % en injectant 4,5 M€. Mais l’affaire capote à l’automne la valeur globale du RC Lens, 24 M€, étant jugée largement surestimée par les Chinois.
« Ignacio est un pur financier, vraiment purement transactionnel », a répondu lundi Joseph Oughourlian à Mediacités et France 3 Nord-Pas-de-Calais. « Il passait son temps à discuter avec des Chinois et je ne sais pas quoi… moi à la fin, je me suis assez rapidement lassé de toutes ces histoires. Il m’avait vaguement parlé d’IDG et à chaque fois je lui tenais le même discours : on va d’abord remettre le club sur pied. »
Joseph Oughourlian. (R. Martin/L’Équipe)
300 000 € annuels bruts pour Douchez, C. Lopez et Bostock
Entre l’homme d’affaires espagnol et le patron arménien, les dissensions se font rapidement jour. « Je sens quand même que sur beaucoup de sujets, Ignacio est un peu léger et que celui qui maîtrise, celui vers qui, à chaque fois, les yeux se tournent et tout le monde se dirige, c’est un peu Gervais qui a quand même 30 ans de gestion du club », ajoute Oughourlian. « Soyons clairs, les Espagnols n’aiment pas du tout Gervais. D’ailleurs, ils veulent s’en débarrasser tout de suite. Moi je dis : « Non, faisons une transition. » On ne peut pas se débarrasser d’une figure comme Gervais Martel, comme ça au RC Lens. »
En septembre 2016, Aguillo tente, en vain, une refonte des statuts du club et de sa gouvernance mais sa proposition d’obtenir plus de pouvoir est rejetée par le Board le 7 novembre. Le temps presse. Il y a effectivement énormément de travail pour remettre les Sang et Or à flot.
Lens doit rembourser un crédit à la compagnie SwissLife de 3,4 M€ (il reste aujourd’hui 2,4 M€ à rembourser jusqu’en juin 2021). Il n’a pas été payé en février 2016. Le club doit aussi 6 M€ de reversement de TVA pour les travaux de rénovation de Bollaert-Delelis. Montant auquel s’ajoutent les 11 M€ que la Région a empruntés au Crédit Agricole Nord de France pour financer la part du club dans cette rénovation (le club rembourse 330 000 € annuels en L2, 450 000 € à partir de 2020 compte tenu du taux d’intérêt de l’emprunt à 1,84 %). Les actionnaires souhaitent par ailleurs rompre le contrat qui lie le club à la régie commerciale Lagardère Sport jusqu’en 2023. Ce deal avait été négocié par Martel en 2008 quand son club était descendu en L2 en échange de 8 M€, plus 3 M€ en 2009. La Régie salarie des employés détachés à Lens. Mais, sur 7,18 M€ de Chiffre d’Affaires liées à ses activités, elle déduit 2,78 M€ de frais et 1,1 M€ de commission. Le RC Lens ne va pas bien financièrement mais distribue d’alléchants salaires. Recrutés sous l’ère Alain Casanova, l’attaquant Cristian Lopez, le gardien Nicolas Douchez et le milieu John Bostock sont devenus les plus gros salaires du club avec autour de 300 000 € bruts annuels hors primes.
Nicolas Douchez touchait 300 000 euros brut mensuels. (P. Lahalle/L’Équipe)
Joseph Oughourlian décide de reprendre les choses en main. Arnaud Pouille est recruté comme nouveau Directeur Financier le 13 mars 2017. « Dès la fin 2016, […] je n’en pouvais plus, a confirmé l’actionnaire majoritaire à Mediacités et France 3 Nord-Pas-de-Calais. Je n’avais pas de reporting, pas de chiffre, il n’y avait rien. Ignacio (Aguillo) n’était jamais là, il était une fois en Chine, une fois aux Antilles ou en Inde. Il faisait 50 deals à la fois et il ne s’occupait pas de Lens. »
Le 19 mai, Lens rate la montée en L1. Arnaud Pouille est promu Directeur Général le 9 juin avec un salaire de 186 000 € bruts annuels, plus complément facultatif de 40 000 €, et 30 000 € les saisons suivantes. Il remplace Aguillo. « Très rapidement on a eu des divergences avec Ignacio, la partie opérationnelle, poursuit Joseph Oughourlian. Il a complètement laissé tomber le truc. Il était à la Gaillette un jour par mois, en coup de vent. Je l’ai rappelé à l’ordre plusieurs fois. »
Un mercato estival 2017 catastrophique
Pour 2017-2018, Lens a transmis à la DNCG un prévisionnel budgétaire pour une troisième place en championnat. Oughourlian a prévu d’injecter 12 M€ en compte courant (prêt d’actionnaire). Mais Lens ne parvient pas à vendre Bostock, ni Duverne que le LOSC voulait recruter pour 5 M€. Les premiers résultats sont catastrophiques avec quatre défaites de rang en L2.
« C’est peut-être le mercato le plus catastrophique qu’on ait fait », se souvient Joseph Oughourlian cité par Mediacités et France 3 Nord-Pas-de-Calais. « Il y a un premier mercato Ignacio – parce que lui, il s’est vraiment impliqué dans ce mercato – qui n’est pas celui qui me coûte le plus cher en termes financiers. Mais c’est sans doute celui qui me coûte le plus cher en termes d’équipe. C’est les Nations-Unies dans le vestiaire de Lens. Avec des types qu’ils sont allés chercher en Espagne, au Brésil, etc. je suis incapable de vous dire d’où ces types sortent, comment ils sont arrivés ici. Et cet échec-là, il est vraiment orphelin. Quand vous demandez qui est allé chercher Dankler, Lemos, Tasoulis, Lendric, dans le club, il n’y a aucune main qui se lève. Ça, c’était Ignacio / Casanova. Ce sont eux qui ont fait ce mercato. Soit disant, ils ont parlé avec des gens de l’Atlético, je ne trouve pas non plus à l’Atlético de gens qui revendiquent la paternité des choix. »
Eric Sikora remplace Alain Casanova. Martel reprend la main sur le mercato. Il fait venir Markovic. Cyril Bayala débarque pour une indemnité d’1,65 M€. Moussa Maazou pour 1,2 M€ hors bonus. Une gabegie. Jocelyn Blanchard, directeur sportif, est remercié fin septembre et remplacé par Eric Roy. « Dans le même temps, nous avons demandé à Gervais (Martel) de faire un pas en arrière (plus de fonction opérationnelle) », précise Oughourlian. Aguillo est exclu du Conseil d’Administration. Lens réajuste un scénario de crise à la DNCG, qui prévoit une 17e place en L2, 5,8 M€ de ventes de joueurs avant juin 2018. Le club artésien perdra finalement 13,5 M€ la saison dernière, somme couverte par Solférino. En 2018-2019, la perte est estimée à 11 M€. De quoi mieux comprendre l’annonce d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) le 18 octobre dernier.
(*) L’homme d’affaires azerbaïdjanais, qui a perdu le contrôle du club artésien devant le tribunal de commerce de Paris le 23 mai 2016.
publié le 26 février 2019 à 17h52